Au pays de Papi : l’Algérie, après tant d’années. L’aventure se situe où on la place. Pour les enfants, Nil (7 ans) et Salem (4 ans), elle débutera avec la traversée maritime de la Méditerranée. « J'y a croisé à vos âges des dauphins et des cachalots », « Non !? », « Si… ». Pour moi, Rina, l’aventure sera la cohabitation de trois générations. Pour Papi, ce sera de retrouver un lieu et ses hôtes, des autres à faire siens.
Marseille-Alger, voyage d’immigrés. Le ferry a des heures de retard, il faut patienter dans la voiture, je crains que les garçons ne finissent par s’éjecter de leurs sièges. Nous embarquons ! A bord, en ce début de grandes vacances : des familles, les grands-parents, les parents et des ribambelles de cousins. Les voitures familiales sont chargées d’enfants que l’on a déposés au port sur les genoux d’une mamie ou d’une tante, d’électro-ménager (cadeaux des mariages que l’on célèbrera cet été), de bric-à-brac de vacanciers. Certains véhicules doivent rabattre un peu de hauteur sinon ils ne passeront pas le portique ! Notre famille a ceci de particulier d’être l’unique de grands-parents mixtes, chez la génération des parents également les couples sont le plus souvent de même origine. Sinon, ces nombreuses familles ressemblent à ce qu’elles sont, des familles de Français. Sur le pont les selfies se succèdent, les gamins sont intenables au dire des grands-parents et les parents exténués. Les trois générations sont focalisées sur leurs phones : « on est foutus », je songe, « ce que ce doit être d’être aimé comme cela », je songe encore. Même les jeunes couples sont subjugués par la so smart chose.
C’est à bord que l'on règle avant l’arrivée les formalités douanières, sur le comptoir s'étalent les passeports verts et bordeaux. Brief : « Alors, qui sont ces parents que nous rencontrerons ? » ; mon père peine à inventorier, il y a du monde et il y a des trous, tous ces mariages et naissances prêtent à confusion quant aux prénoms... Je lâche la bride de ma concentration, mon esprit, ce vagabond.
« Terre ! » s’écrie Nil, alors que nous somnolions sur le roulis. Alger, ville nichée dans une baie, nous ouvre les bras. Nous accostons. Les voitures familiales émergent au pas d’un ferry nommé Méditerranée. Certains vont frimer au volant de leurs rutilants 4x4 BMW ou de leur berline Audi, ils paieront aussi les études du neveu ou les frais de santé de mémé.
Nous quittons le centre d’Alger, depuis la fenêtre de la voiture, j’observe le déroulé d’un urbanisme dément, du béton en construction partout le long de larges artères. Nous longeons une côte dont on ne voit plus la mer. L’on construit king-size, d’énormes cités et de très hauts immeubles, et ce dans la périphérie de toutes les villes algériennes. Il faut parer à la nécessité, un million de naissances annuelles et toujours des bidonvilles. Le chantier de la future mosquée d’El Djazair dresse une haute tour de fierté, ce minaret surmonté d’une grue culminera à 265 m, « le plus haut du monde », s’enorgueillit-on.
Nous nous arrêtons à la station de Bordj el Kiffan, mes parents échangent le souvenir d’un lieu retiré et coquet, que la ville a aujourd’hui dévoré. Le fort, photographié par Yann Arthus-Bertrand, tombe en délabrement.
Nous visitons Alger et inaugurons les rutilants transports en commun. Les enfants non urbains, descendent l'escalator en courant et en slalomant dans la foule : « On s'enfonce sous la terre ! », il faut les suivre… A la sortie du métro nous n’avons pas le temps de consulter un plan que l’on se précipite pour nous renseigner et que les indications pleuvent, il n’y a pas de touristes étrangers et ceux qui aiment à les aborder nous font fête.
Musée des Beaux-arts d’Alger, collections du temps passé. Les orientalistes peignaient la Casbah, les patios, les Algériens dans leur habit traditionnel : bijoux tribaux, vêtements brodés, visages tatoués. C'est à cela que ma grand-mère berbère ressemblait. Les gens sont beaux, la nature est vierge. Peintures de Dinet, récits de bonheur : bain de femmes rieuses à la rivière immaculée, complicité d’amoureux dans le décor d’idylle de l’oasis. L’ombre est diaprée de soleil.
Le funiculaire nous mène sur les hauteurs d’Alger : attraction touristique collée-serrée-bondée, hot-hot-hot. Les hommes ont déboutonné leurs chemises sur des marcels serpillères, une dame voilée de nylon perle de transpiration. Quand ça balance, tout le monde s’exclame : « Hooo ! », les visages s’éclairent de sourires enfantins. Ma voisine marmonne une prière : « Inch Allah le câble ne rompra pas ». Le Mémorial du martyr surplombe la ville, encerclé de vendeurs de souvenirs, flanqué de deux monumentales statues militaires portes-flambeaux. Les enfants sont impressionnés par leurs armes colossales. La guerre pour la paix, la formule n’a guère marché, suranné concept. Sortie familiale, on paie une babiole ou une glace aux petits endimanchés. Alors que je prends quelques clichés, un vieil Algérien me sourit du haut de ses années, il marche au bras de sa dame, sexagénaire en pantalon, cheveux au vent.
Les vieux quartiers d’Alger, d'histoire et de sophistication : tarte à la crème haussmannienne et maurescorococo. Air marin et patine du temps : peintures écaillées, matières altérées. Un immeuble est tombé, un panneau projette des appartements standing ou un siège d'entreprise. Une procession piétine le macadam, ce sont les soldes. Alger de blanc et de bleu, de chaux et de méditerranée. Les silhouettes blanches, ton sur ton des vieilles photographies, qu'un coup de grisou a noirci, révèlent un présent de contraste et de négatif. Face à nous sur un banc, un rang de femmes couvertes d’un niqab dont la fente s’ouvre sur des regards ourlés de khôl, Salem les dévisage et m’interroge. L’enfant fait lien et nous nous saluons respectueusement.
Le centre d’Alger comme sa périphérie est un vaste chantier, la Casbah patrimoine de notre humanité tombe en ruine, une société turque restaure avec grand soin la vieille mosquée ottomane, les chinois bardent leurs chantiers d'une signalétique mandarine. Ballet des grues et ronde des tractopelles.
Le palais du Raïs, corsaire de cultures, abrite une exposition intitulée Jardins d’Alger. Nous parcourons un labyrinthe d'escaliers et de petites pièces ouvrant sur des patios : percée du ciel sur le jardinet intérieur, jasmin grimpant, oiseaux virevoltants dans les colonnades, chant de l’eau de la fontaine. Céramiques, mosaïques, meubles peints d'arabesques colorées, bois tourné, lanternes de cuivre ciselé, moucharabiehs, colonnes de marbre ouvragé, gypse gravé de calligraphies : quel déploiement d'artisanat ! Tandis que le vieux dinandier de la Casbah déplore d'être le dernier, tous ces arts seront-ils oubliés ?
Au jardin d’Essai, Salem arpente les parterres craquants de feuilles mortes et collecte des plumes, il en brandit une d’un vert vif : « C’est une plume de perroquet, j’ai vu l’oiseau dans les branches ! ». Les Algériens se passionnent pour les oiseaux en cage, matin et soir ils sortent les petites bêtes colorées et bondissantes, exhibition gracieuse et mélodieuse.
Située sur un plateau de terres fertiles, depuis sa fondation romaine Sétif fût un grenier céréalier. Le blé fauché laisse à nu les mornes étendues d’une agriculture extensive et mécanisée. L’heure est à la déprise agricole et à l’importation. Les paysans reviendront-ils cultiver des parcelles, creuser des canaux et planter des haies ? Alors que le désert approche et que le sirocco souffle un brûlant mois de juillet.
Famille algérienne, cortège de cousins. Dans l’appartement d’une petite cité sétifienne, c’est le défilé : on s’embrasse, on se serre dans les bras, on se réjouit, on parle avec véhémence, on se rassemble. On vit ensemble, cela se voit. C’est une famille, un endroit où naître, où des mains porteront le bébé, où des yeux surveilleront l’enfançon, où des femmes nourriront et soigneront les troupes, un endroit où vieillir et mourir entouré. Le vieil oncle qui a eu une attaque le laissant légèrement handicapé ne s'embarrasse pas d'une canne, il trouve toujours des bras pour le supporter ou l'assurer dans les escaliers. Je pense à ma grand-mère italienne de 92 ans qui vit seule depuis la mort de son mari et que l'on a équipée d'un bracelet pour sonner l'alarme en cas de chute...
La francophonie comme la colonie, c'est fini. Seule la génération des grands-parents maîtrise (en outre parfaitement) le français. Rabia, étudiante à l’université, assiste à des cours de sa discipline en langue française, rédige des examens en français, elle m’explique saisir une conversation mais se sentir incapable d'y participer. L’enseignement des langues vivantes semble aussi porteur en Algérie qu’en France ! A défaut de paroles, nous échangeons des sourires. Mes propositions d’aider en cuisine où se prépare un festin essuient des refus. Nous nous asseyons côte à côte et dégustons les pâtisseries de tata. Meriem a passé des heures à confectionner le dîner. Au menu : boureks, olives pimentées, salade de crudités, chorba aux keftas assaisonnée d’une tranche de citron et de feuilles de coriandre fraîchement émincées. C'est savoureux mais dès l’entrée me voilà calée, petite personne, étroit estomac… « Tu ne bois pas de soda ? », mes fils profitent de l'occasion : un verre de coke rempli au ras du ras-bord. Voici le plat principal : fermsa, une fine pate de blé découpée en petits morceaux que l’on arrose d’une sauce tomate, sucrée de raisins secs et dans laquelle ont cuit des pois chiches et des morceaux de bœuf. Je me sers avec parcimonie, ce que désapprouve la cuisinière. Son plaisir est dans le contentement de ses convives : une tablée d’hommes qui ont bien des choses à dire. Elle va et vient, sert et s'assure de la satisfaction de chacun. Je la retrouve en cuisine pour la remercier avant de me retirer avec deux enfants repus dont la tête dodeline.
La vie est dure en Algérie : dévaluation monétaire, inflation, chômage et désespoir de la jeunesse. La solidarité familiale et la tradition possèdent aussi leur revers, entraver l’individu. Les Algériens se font plaisir à table. « La santé ? », « Labess chiouya » (ça va petitement, la tournure reste positive) et l’on fait état qui d’un diabète, qui d’hypertension artérielle, qui de surpoids.
Nil et Salem bondissent d’une banquette à l’autre et se roulent dans les coussins. « Calmez-vous les garçons ! », injonction purement formelle puisque pleinement consciente de son inutilité. « Laisse-les » me dit-on. « Normal » me répète-t-on, le mot s'est ancré dans le langage courant d'un roulement de r. Et l’on se fout sincèrement de leur agitation. Ici l’on vit nombreux dans de petits espaces, entourés d’enfants. Mais quand c’est jour de colère, gare à la correction… Les étés toujours plus caniculaires confinent les Sétifiens dans leurs appartements, le plus souvent équipés de climatiseurs. On reste à l'intérieur, sur les balcons les paraboles, dans le salon et les chambres deux ou trois grands écrans pour les deux ou trois générations cohabitant sous le même toit.
Considération de Nil : « De l'extérieur, les immeubles sont laids mais à l'intérieur on vit comme des princes ! ». Dans les appartements méticuleusement soignés, il s'émerveille des belles céramiques pavant le sol, des frises ornant les murs, des plafonds de plâtre mouluré, des meubles et coussins couverts de velours assorti, des plateaux de cuivres, des napperons et autres bibelots. Penser collectif : une cité de milliers de voisins, une ville de 850 000 Sétifiens, un pays de 40 millions d’Algériens, une planète de 7.5 milliards de Terriens… ça fait tourner la tête, on se replie chez soi.
Meriem me montre les photos de la célébration de l’obtention du baccalauréat qu'elle a organisée dans l’appartement pour sa fille Rabia. Une nuée de demoiselles prend la pause : robes de soirées vaporeuses et décolletées, maquillage sophistiqué, coiffures élaborées. Parade d'appétissantes beautés. Seules les vapeurs de parfum et les bouffées de phéromones n'ont pas été saisies par la photographie. Je demande si des garçons étaient invités, « Makach », réponse négative, punis-privés !
Le vieux Sétif – quartier français, quartier arabe, monuments ottomans et ruines romaines – est cerné d’une ville nouvelle qui s’étend à perte de vue. Un monsieur devine mes origines : « Ton père est algérien et ta mère française ». L'inverse n’est pas envisagé. « T'es une fromage ! », conclut-il facétieux.
Les ruines de Djamila. Le site romain et paléochrétien se trouve dans les montagnes bordant le plateau de Sétif. Au petit musée d'époque coloniale, de remarquables mosaïques me ravissent : un plongeon aux côtés de Vénus dans une poissonneuse Méditerranée, une partie de chasse sur des terres giboyeuses où couraient lions et panthères, cervidés et phacochères. Les vitrines exhibent les techniques raffinées que le temps a conservé : sculptures, ferronneries, poteries, verreries, artisanat de l'os… Le site archéologique offre une merveilleuse balade dans le temps. Sur des chemins pavés, entre la pierre dressée, subsistent les vestiges d’une ville : forum, capitole, gymnase, thermes, théâtre, arcs de triomphe, temple et basilique.
Bejaïa. La ville de Bejaïa se prolonge d'une banlieue énorme d'immeubles de logements et d'hôtels. Une grosse raffinerie s’y est installée. Depuis le port circulent tankers, porte-containers et ferries dont l’incessant trafic barre l’horizon de la baie.
Mer, ressac, respiration primale. Des jours de drapeau rouge se succèdent, c’est inhabituel. La mer est furieuse. Elle a de quoi. Elle avalera durant ce mois d’été 206 vacanciers. Nous ne sortons plus les enfants de l’eau tiède et écumeuse.
Je regarde mes parents vieillissants, je regarde ce monde qui dans une vie d'homme change à une cadence folle. Monts et mers mêmes ne résistent pas à cette pression, ce choc quantique, l'accélération du temps. Les strates de développement se déposent, une couche de goudron, dix couches de béton. En Algérie parfois la terre s'ébroue et le château urbain s'écroule. Et on remet ça. Enfant, j’ai vécu l'un de ces tremblements, j'ai vu fascinée la terre nue craquer et découvrir de larges fissures.
On vante encore dans les guides les côtes sauvages de l'Algérie. Ce littoral kabyle, la Côte Emeraude, où mouillaient les yachts européens, est aujourd’hui pris d'assaut par le tourisme de masse. Côté paysage, dommage collatéral. Depuis le haut des montagnes se jetant dans la mer, la route côtière fourmille de voitures. Véhicules familiaux bondés, avec la sono à fond le bouchon passe, on tape des mains, on sort les bambins par les fenêtres, les youyous sont joyeux !
Les Algériens profitent de la plage jusqu'à la brûlure au troisième degré. La cousine Imène a barboté toute la journée, à la maison elle ôte son hijab et dévoile un ovale peau-rouge ! Durant la décennie noire – la dernière guerre civile, ceux qui ne vivaient pas sur le littoral n'ont plus vu leur chère mer. A présent, chaque famille loue un bout de sable, s’installe confortablement : parasol, table et fauteuils de plastiques, glacière, et prend un peu de bon temps ! Les mamans se baignent en voile intégral, les papas consacrent un moment à leurs enfants, les jeunes hommes roulent des biscotos hâlés, les jeunes filles papotent et rient sous voile assises sur le rivage, et pour les petits c'est le grand délire : roulé-boulé-sablé ! Mes fils ne manquent d’y participer.
Kabylie, pays des fruits : la saison est aux pêches, nectarines, figues, melons, pastèques, raisins, prunes… dont nous nous gorgeons. Le jardin méditerranéen répand son parfum, odorant du figuier, du cyprès, de l’eucalyptus, des agrumes, et déploie ses couleurs : orange du cosmos, rose du laurier, fuchsia du bougainvillier, rouge du grenadier. Havre ombragé des larges feuilles du néflier, de l’ombrelle du palmier dattier. Pour les musulmans, pour les chrétiens, pour les humains, le paradis est un jardin. Art du recoin et de la petite allée. Délice des enfants, repos des grands. Niche l'oiseau et grouillent les petites bêtes.
Nous gravissons le mont Gouraya et ses forêts, réserve protégée. Régulièrement des panneaux rappellent l'interdiction de couper du bois et de braconner. Première page du journal du matin, les incendies ravagent les forêts de Kabylie. Des sentiers sillonnent la montagne, où chêne vert, laurier et olivier poussent dans le roc en surplomb de la mer. Nous rencontrons d’autres cousins, des macaques berbères, espèce endémique, enchantés ! Le phare du cap Carbon est devenu site militaire et l’armée en interdit l’accès. Depuis le fort de Yemma Gouraya, la sainte patronne de Bejaïa que vénèrent les pèlerins, l’on a vue sur la ville. La longue digue portuaire divise le bleu marin en deux teintes : bleu-lagon et bleu-marron. Sur l'aire de pique-nique les familles ont amené de substantiels buffets, on découvre de cellophane de larges plats de crudités, tajines d'olives et hmiss (poivrons et tomates grillés, hachés et assaisonnés d’huile d’olive). Deux hommes transportent le dessert : une pastèque gigantesque.
Vieux quartiers. Sur la place Gueydon, les hommes sont attablés en terrasse, dopés au kahwa serré et à la cigarette, parfum fraise, caramel ou chocolat : en voyant les paquets ornés de fraises juteuses ou de mandarines, les enfants les ont pris pour des bonbons ! Ça débat à tout va. Supplantant le football, la palabre au café serait-elle le premier sport national ? La brise marine et l'ombre des orangers rassemblent des grappes de badauds. Autour du stand de thé à la menthe et de graines grillés (arachide, tournesol, cajou, amande, pistache...) servies en cornets, on flâne. Un peintre saisit l’instant.
Jijel. Nous nous grisons de snorkling. Cabotant d’ilot rocheux en ilot rocheux, je tracte Salem, petit capitaine dans sa bouée. Le fond de la crique est couvert d’une prairie moutonneuse, plantes colorées et spongieuses, franges de posidonie, volutes de padines, dentelles de coquilles, oursins et anémones de mer. Harmonie aquatique, expansion de la méduse, banc de petits poissons, sinusoïdes de lumières. Emergent de l’eau le plissé noir du basalte hérissé de piquants et les courbes ocres du granit poli.
Nous croisons un jeune homme en canoë qui explore gaiement la crique. Il boit son café, plouf gobelet à l'eau, il sort la dernière clope de son paquet, plouf paquet à l'eau ! D'autres se mobilisent pour nettoyer la côte de l’envahissant plastique. Déchets épars ou rassemblés, déchets en mer, sur terre, enfouis ou incinérés, partout le même problème de déchets.
Les maisons coloniales de la vieille ville de Jijel s'effondrent, on les démolit pour faire place à de hauts immeubles. Les grands-pères assis en petits groupes sur le trottoir, regardent les engins hâter la destruction. Tic tac se balance la boule de démolition.
Au marché le poisson se fait rare et cher. Le poissonnier étale comme autant de bijoux les belles prises du matin : daurade royale, mulet, sole, baudroie et rouget. Les enfants regardent le grand espadon sur son lit de glaçons. Sur la plage les pêcheurs ont reconverti leurs barques pour la balade en mer du touriste, une espèce invasive !
Nil s'est fait des copains, on ne parle pas la même langue mais qu'est-ce qu'on s'amuse, on enchaîne les plongeons depuis les rochers, on s'éclabousse. Il prête son masque et son tuba, on se relaie.
Parc national de Taza. Une erreur d’itinéraire nous mène à un checkpoint militaire, la route est bloquée par l’armée qui traque les maquisards islamistes dans les terres montagneuses kabyles. Seuls les locaux sont autorisés à circuler. Les terroristes sont délogés à l'aide de drones et de bombardements ciblés, jeu vidéo à tir réel. Le chêne liège est paré contre le feu. Les figues de barbarie sont mûres. Montagne méditerranéenne, plantes aromatiques et stridulation des grillons. Il y a dans ces garrigues des trésors botaniques et l'on recense encore de nouvelles plantes indigènes. Les hauteurs ondulent de chaleur. Le lit de l'oued asséché est parsemé de jeunes arbres, le vert s'y fait plus tendre. Entre les gros rocs amarrés dans la poussière, boules minérales façonnées par l’eau, les lauriers roses fleurissent. Au bord de la falaise, un panneau didactique signale le passage des dauphins et des tortues marines, on vous salue bien bas.
Parc national de TazaEl Mansouria, petit port de pêche. Un marin invite Nil et Salem à visiter son chalutier. Les enfants sont conscients de la gentillesse dont ils font ici l'objet, et nous la font souvent remarquer. Le bateau s'appelle le Barbarousse, à l'abordage ! Les gros bras du pêcheur tout sourire hissent les deux crevettes. Les garçons apprécient les corps à corps avec ces messieurs algériens joueurs : ils se font attraper, porter, secouer, taquiner… mâles contacts.
Nous approchons de la ville, quand Salem s’exclame « Au feu ! ». Une épaisse fumée noire salit le ciel. Nous ne tardons pas à en découvrir l’origine : une immense raffinerie, la plus grande d’Algérie. Mes souvenirs d’enfance n’en ont pas conservé la vaste dimension. Agglomération de réservoirs et de torchères, serpentée d’un pipeline d’argent qui dardé de soleil lance des éclairs éblouissants. La zone est une forteresse, ceinte de plusieurs rangées de murs et grillages barbelés, ponctuée de tourelles de guet, surveillée de gardes armés, éclairée de puissants spots. Ici siège le pouvoir à protéger. Aujourd'hui la raffinerie est l'entière propriété de l'Etat algérien, seules quelques sociétés prestataires de service sont étrangères. Quand j'étais enfant, les parents de mes camarades français, italiens, espagnols ou russes travaillaient pour des sociétés d'exploitation au profit de leurs pays respectifs.
Dans les cafés tourne en boucle la même soupe musicale internationale, « ou-wa-ou-wa-ou-wa-ou-wa, I'm in love with your body », Nil et Salem se trémoussent comme des poulettes made in MTV.
Il fait bon se promener dans la vieille ville coloniale, sous ses épaisses arcades, corridor d'air marin. Là où se trouvaient fermettes et orangeraies, la périphérie de Skikda n'en finit pas de s'urbaniser. Enfant je jouissais de la liberté de partir seule avec les petits voisins buissonner dans la garrigue aux portes de la ville. Nous faisions des feux, collections des tortues d'Hermann, grignotions aux buissons des arbouses ou des mûres, et nous oubliions de rentrer manger à la maison… Nous rentrions en courant follement, éperdument, après le temps et l'irritation de nos parents. Nous allions à la plage nous baigner, sans adultes pour nous surveiller. Notre terrain de plongée était l’épave d’un sous-marin de la seconde guerre mondiale échoué. Dans le sable poussaient le jonc et d'improbables fleurettes dressées d'épines, aujourd’hui la plage est amputée par une promenade bordée de restaurants et d'hôtels.
Nous visitons mon ancienne école, archéologues du temps personnel. Partout on nous laisse entrer, circuler, photographier, interroger. Mon père se montre insistant avec ses références d'antan, il veut revoir un monument, la bâtisse comme son souvenir sont depuis des lustres laissés à l'abandon.
Je retrouve Micha, petite maman d’un autre temps. Quel soulagement de sentir l’immutabilité du cœur... Elle me donne des nouvelles de ses enfants, tous trois expatriés : le fils en France et les filles au Canada, terre promise. Un petit-fils y est né, son nom est Adam, premier homme des chrétiens comme des musulmans, espoir d’une nouvelle lignée…
Mon enfance a connu une Algérie de pénurie, l'époque du socialisme sous la présidence de Chadli Bendjedid. De jeunes aventuriers se rendaient alors au Maroc ou en Tunisie chercher des succédanés de cet occident extraordinaire : des jeans, des baskets contrefaites. Les dames ouvraient discrètement leurs portes aux contrebandiers pour une réunion tupperware à l'orientale. Les mecs étalaient le matos, les femmes tâtaient la marchandise et s'offraient une petite folie : un sous-vêtement fanfreluché-pailleté ou un T-shirt Mickey pour le petit dernier. Je me souviens des rayons vides de l'épicerie d'Etat. Quand je visitais l'Ouest, ouistiti maigrelette, je me gavais de bananes, denrée alors non disponible en Algérie. Aujourd'hui les bananes pendent à tous les étals, les vendeurs de crêpes au nutella et de pizzas sont légion. C'est la profusion, comme là-bas, des biscuits et des gels douches par centaines de catégories. La diversité naturelle s’étiole, l'on en fabrique une nouvelle, déprimante de médiocrité.
Le marchand de dattes et les plateaux de bois d'olivier massifLe beau paysage montagneux de l’Atlas Tellien s’est fendu d’une nouvelle autoroute, que nous empruntons. La vieille ville est un dédale charmant de ruelles et de délabrement, une faille géologique la sépare de la ville nouvelle. Nous visitons la Mosquée de l'indépendance, l'on m'affuble d'un voile rouge sang et Salem me fait petit chaperon rouge. Dans un coin, un homme psalmodie le Coran, et donne par son chant une âme au lieu.
Papi ne lâche pas l'affaire, aujourd’hui c’est un restaurant de cuisine traditionnelle qu’il veut retrouver, « C’est là ! », nous le suivons jusqu’à une salle devenue un fumoir de chicha. Des grappes de jeunes gars y sont enfumés, affalés sur des coussins autour du narguilé. Ils nous regardent l'œil débranché et la bouche ballante, croient-ils à une hallucination en voyant les touristes débarquer ?
Sur la route nous longeons les montagnes Kabyles du Djudjura, dominant des vallées plantées d'oliviers.
Le parc national de Chrea est couvert de vastes forêts de cèdres, un téléphérique y accède et l’hiver l’on peut y skier. Le sommet est coiffé d’un grand camp militaire, ici aussi l'on débusque les islamistes. Il règne un air de désolation : bâtisses désaffectées, food trucks abandonnés, quelques luxueux chalets de bois sont entourés de barbelés, l’éco-musée a brûlé. Nous croisons un groupe de chinois en randonnée. « Mihao ! » nous saluent-ils, nous répondons en mandarin. Le mot a plu aux enfants qui ne s'arrêtent plus de miauler. C'est un groupe de dirigeants d'entreprises siégeant en Algérie, des chinafricains. « Tourisme ou business ? » s’enquiert-on, une dizaine de sourires énigmatiques pour réponse et la file chinoise de poursuivre son chemin.
Au parc de Blida, les amoureux se bécotent, les enfants tournoient en patin à roulette, juillet, holidays.
Partout où nous ont mené nos pérégrinations : sur les bas-côtés, aux portes et carrefours des cités, échoués au centre de la ville, toujours nous avons rencontré des migrants d’Afrique subsaharienne. Hommes, femmes, enfants, voyage au bout de l’épuisement. Une maman brandit son nourrisson né sur la route. L'islam a édifié cinq piliers pour ses croyants, l'un d’eux est l'aumône, ainsi les pièces tombent dans les sébiles. Mais la solidarité ne s’impose pas, les médias interrogent : « l'Algérie est-elle raciste ? ». De mémoire d’homme, Berbères, Romains, Vandales, Byzantins, Arabes, Ottomans, Français, Espagnols, Italiens, Maltais ont peuplé ce territoire et laissé à leurs descendants une identité génétique, culturelle et linguistique métisse. Et aujourd'hui Maliens, Nigériens, Soudanais, Chinois et Indiens font du futur une possibilité colorée.
Heure du départ, heure d’au revoir. C’est avec chaleur et générosité que nous avons été accueillis, grâce soit rendue à cette tradition de bienvenue, qu’elle se perpétue…
Nil et Salem sont gâtés et reçoivent chacun une voiture télécommandée, ils exultent ! Chinoiseries à sirènes hurlantes, clignotant furieusement, un enfer pour maman !
Baie d'Alger by night. Du pont supérieur du ferry l'on voit les tireurs d'élite postés sur les toits des bâtiments portuaires. L’horizon nous happe et les lumières de la ville finissent par s’éteindre sur un beau voyage, sur le souvenir.