Nous – Salem (tout juste 3 ans), Nil (6 ans), Rina et Nick, trentenaires errants – voyageons à 4 sur une moto. Nick a bricolé une petite plate-forme pour nos bagages. Voyager léger : voilà la clé !
Nous partons pour une boucle de 500 km dans la campagne tamoule (depuis le sud de Pondichéry, le long de la côte du Coromandel jusqu’à Point Calimere et dans les terres jusqu’à Thanjavur). Nous résidons dans le sud de l’Inde et utilisons notre véhicule personnel, une Honda Hero, signe de reconnaissance de la classe moyenne indienne qui à la croisée des chemins salue avec enthousiasme ces blancs (enfin ces rouges…) qui aiment à se conformer aux habitudes de leur nouveau lieu de vie. « Po* ! »
* Allons-y en tamoul
A la vitesse de notre véhicule, défilent les paysages ruraux du Tamil Nadu : ligne d’horizon dénudée, vastes étendues agricoles desquelles émergent d’énormes blocs de granit, aplats vert électrique des champs de jeunes pousses de riz, lignes des haies de cocotiers et de palmiers se balançant dans le vent. Nous croisons des remorques tractées par de majestueux zébus blancs, de massifs buffles noirs, des chèvres vagabondes et profusion de véhicules en tout genre. Nick conduit prudemment, vitesse de croisière maximale de 50 km/h et vigilance constante, le risque de collision étant perpétuel : jeunes motards survoltés, enfants conduisant le scooter de maman pour une course de dernière minute, bus d’Etat lancés à toute allure (nous les avons rebaptisés « les bus de la mort »), veaux, vaches, cochons et chiens errants se partagent la route.
C’est le Tamil Nadu rural – celui de la beauté : rendons hommage aux grands banians, à l’alliance du soleil et du ciel lavé par la mousson, irradiant et déversant des flots de lumière – et celui de la pauvreté, que ses habitants fuient… L’exode rural est massif, les villes sont ceinturées de bidonvilles. Dans ces campagnes un marqueur de « développement » pour les ONG est l’habitat : hutte de terre battue au toit de feuilles de cocotier tressées contre bicoque de béton. Et sur cette misère, un mois plus tôt, s’est abattue une mousson exceptionnelle inondant le cloaque.
Des temples, depuis toujours et pour toujours… : temples immenses à la conquête des cieux, templounets colorés, statues de Ganesha, tridents de Shiva plantés dans la terre, autels à l’entrée des maisons, au pied des arbres et des rocs. Partout sont tracés des signes sacrés d'une traînée de poudre jaune d’or, rouge sang ou gris cendre. Partout s’observe la marque de la dévotion des hommes chaque instant célébrée.
Procession coloréeChidambaram est célèbre pour son temple dédié à Nataraja : le roi de la danse ou Shiva exécutant la danse cosmique de la félicité, inspirateur du Bharata Natyam, danse rituelle millénaire d’origine tamoule.
Nous rencontrons au temple une jeune danseuse de Bharata Nathyam et sa famille (élargie !) : tous ont fait le déplacement depuis le Sud de l’Etat pour assister à sa première représentation en public. La fillette a 6 ans comme Nil qui contemple sa parure sophistiquée avec grand intérêt. La petite est figée. Est-ce la concentration qu’exige l’extrême précision de son art ? Est-ce le costume et le maquillage qui la contraignent à s’immobiliser ? Ou bien est-elle terrorisée ?
Nous sommes heureux de découvrir pour la première fois cet écosystème particulièrement rare et menacé, la mangrove qui métisse mer et forêt. Dans le tramage naturel des palétuviers ont été aménagés de petits canaux pour le passage des barques de pêcheurs. Ce dédale offre aux touristes de plaisantes balades en barque : quiétude lacustre, silence et vol des oiseaux marins. En revanche pas de répit pour les poissons, la pêche est pratiquée avec frénésie ! Les eaux sont ratissées, techniques mixtes : quadrillage de filets tendus par des barques, pêcheurs isolés au filet, à la canne ou à la nacelle, plongeurs extrayant les espèces enfouies sous le sable…
Le site classé au patrimoine mondial par l’UNESCO est sublime et muséifié. La vie et la ferveur des temples tamouls en sont absentes. Au temple a lieu une expérience sensationnelle et inénarrable : née de l’odeur âcre du ghee et des fumées d’encens, des chants des enfants brahman et de leurs maîtres, des groupes de pèlerins aux saris et pagnes uniformément teints de la couleur associée à la divinité vénérée, du son des cloches et des trompes, de la litanie des prières, des gestes répétés, de la foi partagée, du sacré… Sillonner le temple les pieds au contact du granit brûlant, les sens en éveil et le cœur à l’âme, invite à l’élévation.
La nourriture tamoule est végétarienne, légère et nutritive. Au petit déjeuner : pains de pâte fermentée de riz et de lentille (idly), chutney de noix de coco. Au déjeuner : riz et préparations de légumes pour un délicieux thali. Au dîner : crêpe de pâte fermentée de riz et de lentille (dosa), bouillon épaissi de lentilles et légumes (sambar). De nombreux en-cas (snacks) accompagnent le chaï de la matinée et de l’après-midi. Diverses sont les préparations, toutes saturées d’épices et brûlantes de piment ! Et les touristes de réclamer : « Without chilli please… », et les serveurs de dodeliner : « Yes Sir ! ». Dans les restos locaux la nourriture est préparée en grande quantité au petit matin, bien avant que la commande ne soit passée. Service chrono ; pour notre bande d’affamés c’est parfait, et les papilles et boyaux n’ont qu’à s’acclimater !
Délice de Nil : le ghee dosaL’hiver s’est installé, les oiseaux ont migré, nous nous réjouissons à l’idée d’observer les pélicans, flamands roses, cigognes, aigrettes, ibis et autres spatules venues nidifier dans les zones humides de Point Calimere. Nous sommes surpris de trouver la réserve ouverte aux véhicules 4 roues, mais par la grâce d’un reste de bon sens interdite aux 2 roues ! Nous y sommes les seuls piétons tandis que minibus et voitures défilent sur la route bitumée traversant le parc, nous croisons quelques poneys et antilopes introduits, les oiseaux quant à eux ont déserté, puissent-ils trouver la paix ailleurs.
Nous faisons escale dans la ville chrétienne de Velankanni que nous trouvons prise d’assaut par les pèlerins. Au cœur d’un petit village de pêcheurs s’élèvent de gigantesques édifices religieux depuis lesquels se déploient des avenues bordées d’hôtels, tous complets ! Tout en cherchant une chambre disponible, nous apprenons que le lieu est surnommé « la Lourdes de l’Orient » et que la date de ce jour est… le 25 décembre ! (N’étant ni chrétiens ni consommateurs pratiquants notre famille ne célèbre pas Noël.)
C’est jour de baptême : il y a des bébés partout, à la plus grande joie de notre bébé à nous, Salem. Sur le chemin de croix reconstitué, nous faisons nombre de pauses afin que ce dernier salue comme il se doit (c’est-à-dire très longuement) chaque petit être rencontré. Malgré sa babyface, Salem mesure une tête de plus que les petits tamouls du même âge dont il caresse le crâne. En Inde l’on voue – toutes religions confondues – un culte aux enfants et le spectacle de ce petit blanc adorateur de bébés ravit les passants, sourires aux anges…
Halte à Tharangambadi, autrefois fort Danois de Tranquebar. Il s’y trouve peu d’hébergements, nous nous arrêtons devant une ancienne bâtisse coloniale, entourée d’un beau jardin avec piscine, dont le parking plein de gros 4x4 et berlines de luxes donne le ton.
Une grande photo est encadrée devant le bureau de la réception : un blanc vêtu d’un longhi* prend la pose. Nous apprenons qu'il s’agit du propriétaire. Un Français nommé François (ça ne s’invente pas) est le propriétaire des guesthouses du périmètre.
* Pagne que portent les hommes tamouls
Nous demandons le montant des chambres : premier prix 7000 roupies (90 € la nuitée), nous ne tentons aucune négociation, avec notre budget de 500 roupies, nous passons pour ce que sommes, des rigolos ! Nous flambons néanmoins quelques billets pour deux jus, un thé, un café et le loisir d’assister aux scènes extravagantes qu’offrent ce type de lieu.
Un couple de riches indiens* mange un riche petit déjeuner : ils gaspillent, ne terminent pas leur omelette. Au pays de la conscience éveillée ma pensée rejoint la pauvre poule qui a pondu cet œuf. Dans les campagnes tamoules, nombreuses sont les volières en batterie : animaux au corps à corps, croissant aux hormones et survivant aux antibiotiques, sous la lumière constante des néons, les pattes dans la javel se mêlant à l’odeur pestilentielle. Ma gorgée de ceylon tea a du mal à passer.
* Outre le vêtement occidental, le dernier iphone, le matos photo professionnel et les gadgets électroniques divers, le premier signe distinctif du riche Indien est la perte du sourire, marque de fabrique de l’Indien commun.
Nil est parti fureter et revient avec un livre pour enfant en français : il raconte l’amitié fraternelle de Théo et Vincent Van Gogh, sur fond de peinture, nous nous en régalons ! La richesse, ce privilège et cette injustice…
Nil abandonne le livre et repart jouer. Rina exprime ses idées démentes :
— Combien d’enfants (il n’y a que des vieux ici), lisant le français de surcroît, fréquenteront cet établissement ? La probabilité est quasi-nulle, on vole ce livre ou plutôt on le sauve !
— T’es folle, il y a des domestiques à tous les tournants, impossible de le sortir d’ici sans se faire repérer, on n’a même pas de sac.
Rina (au nez du serveur qui amène l’addition) :
— Mets le dans ton sweat !
Le livre ne sera finalement pas dérobé… et le délire partagé !
Au travers de l’Inde se retrouve le même problème de traitement des déchets ménagers. Des cantonniers récupèrent ce qui se recycle (le verre et le métal) pour le vendre, quelques miséreux de basse caste armés de balais de pailles font de petits feux en bord de route et le reste est laissé en tas à la périphérie des villages engorgés, ou bien balancé dans le cours d’eau le plus proche, la prochaine mousson tirera la chasse.
Aux abords des grandes villes les décharges sont phénoménales, celle de Perungudi, l’une des nombreuses décharges de Chennai (capitale du Tamil Nadu) s’étend sur 2 km² de superficie et reçoit quotidiennement 3000 tonnes de déchets, des monts de plastiques sont nivelés par les tractopelles.
Dans les campagnes le « plastic man » harangue ce que nous traduirons par : « Achetez du plastique, c’est pas cher !!! ». C’est bon marché et pour cause : un objet en plastique indien a une durée d’usage, allant d’un jour (pour un jouet ou une pince à cheveux) à un maximum d’un an (pour un seau)*.
*Testé par nos soins.
Dans cette campagne tamoule, que d’humaines et chaleureuses rencontres…
Alors qui nous jouions à doubler et klaxonner la pétrolette de deux joviaux bonhommes qui saluaient avec un enthousiasme inégalé notre famille de blancs-becs, nous réalisâmes soudain que ce n’était pas la provision de tamarin chargée sur le porte-bagage de leur mobylette qu’ils pointaient du doigt avec insistance chaque fois que nous croisions et que nos véhicules se trouvaient côte à côté, mais une bouteille de gnôle que les compères nous invitaient à partager ! Ces deux-là nous ont bien fait rire.
Quant à tous ces sourires radieux et anonymes qui illuminèrent chaque jour de ce voyage, qu'ils reçoivent nos humbles remerciements. Le sourire, arme de résistance à l'indifférence et principe actif !
Vanakkam* amis indiens !
* Salutation tamoule signifiant « que nos esprits se rencontrent », puissent ces mots faire sens…